Chère Carole,
Ça fait un moment que j’ai des morceaux de lettre en tête à t’écrire et que je ne le fais pas. Ça remonte à beaucoup de moments partagés tou·te·s ensemble dans ce théâtre, de mille manières différentes. Je trouve que dire est important. On formule trop peu ce que l’on ressent. On se concentre sur les soucis à résoudre et on oublie de parler de toute la beauté des choses positives que l’on s’apporte et qui nous transportent plus loin.
Je me souviendrai toujours de cet entretien d’embauche passé à Paris avec toi au café de l’Industrie. C’était la première fois de ma vie que je passais un entretien d’embauche où je me sentais d’égale à égale avec l’employeur, dans une conversation, un échange, et non une série de questions-réponses avec pièges, où il faudrait rentrer dans un cadre bizarre pour obtenir un poste, comme si on le volait à coups d’esbroufes et de lignes de CV bien chantées. On avait ri. Tu m’avais demandé de m’engager pour 3 ans minimum si tu me retenais pour le poste (d’ailleurs j’ai tenu parole) et je t’avais répondu spontanément « je resterai, je veux rester car j’aime Montluçon, j’aime la campagne et j’aime les vaches ». Je me souviens encore de ton rire et je m’étais dit « mais n’importe quoi, c’est comme ça que tu veux faire passer tout ce qui est important pour toi à Montluçon… ». C’était comme si j’avais eu trop peu de temps pour développer, je trouvais que parler des vaches dans le bocage ça résumait tout et l’humour était peut-être ma dernière arme devant l’émotion du moment. C’est aussi grâce à Gaël, Gaël Guillet, que cet entretien s’est passé comme cela je pense. Il m’avait juste dit « sois toi-même Dureux, c’est toi telle que tu considères le théâtre dans ta vie et ta vie dans ce théâtre-là qui compte. Parle-lui de ton engagement politique dans l’art, parle-lui de ce que tu connais du lieu ici et de ce qui résonne dans ta vie pour ce lieu et pour le projet qu’a Carole ». Tout d’un coup il avait donné une autre dimension à ces métiers et à ce lieu, un sens de vie qui va beaucoup plus loin que « faire le job ». Le sens d’être juste soi-même sans chercher à atteindre un objectif donné qu’on serait censé·e atteindre pour avoir un poste. Il avait raison Gaël. Sa parole a annoncé la manière dont nous allions vivre les choses tou·te·s ensemble dans ce théâtre, du côté de l’engagement qui dépasse la zone encadrée, limitée du travail, quand le travail nourrit la vie et la vie nourrit le travail. Si les frontières étaient poreuses ou n’existaient plus cela pourrait être parfois dangereux, mais ce que je retiens de mon chemin dans ce théâtre dépasse le cadre de l’expérience professionnelle riche, car cela a atteint aussi ma vie à différents endroits, qui la rendent belle. Plus belle qu’elle ne l’était au départ.
En arrivant dans ce théâtre je me suis demandé si le féminisme revendiqué n’allait pas me déranger. J’étais comme beaucoup de femmes en France, je crois, à me dire « on ne va pas se plaindre, comparé au sort des femmes dans beaucoup de pays ; considérons la chance que nous avons ici ». J’avais peur d’un féminisme agressif, quelque chose que je n’aurais pas pu partager. Mais le 1er jour, celui du séminaire, tu as tout de suite parlé du mot « autrice » et de son histoire. D’un mot datant de l’antiquité, qui a tout simplement été rayé du dictionnaire au 17e siècle car si les femmes peuvent interpréter (« actrice » est accepté), elles ne peuvent pas créer (« autrice » était nié). Ça a fait une déflagration dans mon cerveau. C’était le début d’une compréhension de la société, de l’Histoire et de la marche du monde que je n’avais pas fini de creuser, que nous n’aurons jamais fini de creuser. Un jour je me suis aperçue que j’avais intégré comme naturelle l’écriture inclusive car je croyais profondément en elle et en sa portée politique. Elle m’a permis de mesurer les retombées politiques et sociales du langage, l’importance du choix et du sens des mots.
#MeToo aura été un rebond fabuleux pour moi après un an dans ce théâtre à arpenter la pensée féministe. Ce ne sera plus jamais pareil pour moi. De ma propre histoire et de l’histoire des femmes. De ma perception de ça.
Bien sûr je te parlerai de Montluçon et du bocage, de ce territoire-là que nous avons parcouru ensemble dans ce théâtre de mille manières. Je ne pense pas qu’il pouvait y avoir plus beau projet pour moi que celui-ci sur ce territoire avec le CDN, qui accorde cette importance-là aux personnes qui l’habitent, de cette manière-là, avec par exemple Les Bouillonnantes [création de C. Thibaut, textes de K. Kwahulé et N. Prugnard, musique de C. Rocailleux], les hors les murs, les lectures… Ça a rendu comme légitime mon intérêt pour cette ville et les campagnes qui l’entourent, ça m’a permis de comprendre d’autres enjeux politiques, géographiques, sociaux de ce bout de terre-là inscrit en moi. J’ai grandi ici. On dit qu’un Montluçonnais finit toujours par revenir à Montluçon même s’il a cherché un jour à fuir cet endroit et c’est souvent vrai. Peut-être que c’est vrai partout, on revient aux origines, vers ce qui a participé de ce que nous sommes aujourd’hui depuis notre enfance. Ou alors seul Montluçon a ce truc-là, un attachement que l’on voudrait renier à 18 ans, tout le monde parle tellement d’ennui ici, on veut parcourir le monde et les grandes métropoles mais on finit par revenir vers la petite ville. Parce qu’elle sait bien que l’on peut se perdre mille fois dans des échecs cuisants mais que l’on tient toujours debout, comme elle. Montluçon la rebelle. Et ce projet rend cette ville et ce Bourbonnais dignes. Dignes d’intérêt, dignes de discussions, dignes. Dignes les gens. Dignes les moments de leur passé. Digne leur parole. Digne la poignée de terre qu’ils ont tenue de rage. Dignes les usines. Digne l’ouvrier. Digne le passé. Digne le présent. Futur à inventer. On ne vit pas ici comme on vit ailleurs, on a quelque chose dans l’âme qui sait qu’on nous a oublié·e·s, qu’on est le cadet des soucis de la grande dame française et mondiale. La zone blanche, aride, la diagonale du vide. La zone blanche connaît le blanc des frayeurs, se cherche par cœur. Il n’y aura que les habitant·e·s d’ici pour relever la tête, tout part d’eux et de leurs initiatives, à moins que quelques politiques connaissent encore le sens du mot « politique ». Pour l’instant c’est sûr, les habitant·e·s comptent sur eux-mêmes et sur les pensées comme celle défendue dans ce théâtre, suivie d’actes concrets, qui leur dit tout l’intérêt de cette terre et de ceux et celles qui la portent. Je me souviendrai toujours de Nadège [N. Prugnard – artiste associée] parcourant les Combrailles de rencontres en rencontres, de bars perdus en bars perdus, de Koffi [K. Kwahulé – artiste associé] à Fontbouillant [quartier de Montluçon], la lecture de Narmol [de S. Denis – artiste associée] à Dunlop, Les Filles des mines [création de C. Thibaut] à la MJC, de Longwy-Texas [création de C. Thibaut] pour ton arrivée, des conversations avec les gens pour les interviews que tu cherchais, de cette box [Industry Box – création de P. Malone, C. Rocailleux & C. Thibaut], et de tout ce qui a fait grandir ma relation avec ce territoire et mon amour des gens d’ici, les vrais gens. Les vrais gens, je le jure. Ceux et celles qui n’ont pas besoin de fioritures pour exister. Qui parlent vrai. Grâce au projet de ce théâtre je suis allée bien plus loin dans ce rapport-là avec cet endroit, à l’endroit, à l’envers, de tous côtés et de travers, chercher le sens des idées claires.
L’autre jour quand je parcourais les Combrailles pour poser affiches et flyers des Bouillonnantes à Terjat, j’ai percuté quelque chose que je cherchais depuis longtemps. Parce qu’il y a quelque chose d’infiniment beau dans le temps qui passe sur des pierres ou du béton, du bois, du plastique chargés d’histoire et sur les métiers disparus qui faisaient sens autrefois. Je voudrais photographier ces traces, pour la beauté qu’elles sont, comme si c’était possible de donner à voir la beauté dans le quotidien et dans ce qu’on oublie, tellement nous passons tous les jours à côté en ayant acté que c’est comme ça. Photographier le laid, l’oublié, l’inexistant. En faire autre chose juste pour un regard qui s’y attarde. Photographier les traces pour revendiquer l’état des lieux absurde : voilà, c’est comme ça, tout ferme, tout passe sans que rien ne vienne dire que ce n’est pas normal, voilà l’oubli, voilà l’indécence, voilà les traces de ce qui perdure comme le souvenir, malgré l’envie de tout raser de certain·e·s. J’aimerais réaliser ce projet photo et d’autres qui me sont venus.
Alors je sais que j’ai fait le bon choix parce que ça me démange depuis trop longtemps ce désir artistique-là. Trop pensé sans jamais le temps de faire. La vie est trop courte pour passer à côté de ce qu’on traîne en soi depuis des lustres. Prendre ce risque-là, « perdre » ce temps-là, c’est si profondément là en moi et depuis si longtemps qu’il n’y a pas de possibilité je pense que je regrette un jour cette décision. Même si j’ai su à quel point j’avais de la chance d’être à ce poste aux RP dans ce CDN-là. C’était mon 1er CDI, à 38 ans, et le premier poste où je me suis sentie si bien, comme à ma place pendant un temps. C’est aussi mon parcours dans ce théâtre qui a permis ce choix aujourd’hui. Comme si ce théâtre avait été mon école. J’ai essayé un nombre de fois incalculable et bien avant mon aventure au CDN de me rentrer dans le crâne qu’il me fallait oublier ces prétentions artistiques. Finalement ce que l’on ne peut pas se rentrer dans le crâne malgré de soi-disant preuves de nos incompétences, il faut le faire, quitte à se planter. L’action est le leitmotiv de ce théâtre et cela m’aura aussi montré qu’en faisant on avance. Et puis les rencontres avec toi et les artistes ici, c’est cela qui aura aussi fait grandir ma façon de concevoir le théâtre, la photo, l’écriture. Existent-ils des artistes qui ne peuvent se réclamer d’aucune influence d’autres artistes ? Avant eux et de leurs contemporains ? Je ne crois pas. Non je n’invente pas, je poursuis la lutte. J’invente à partir de moi et de toutes les rencontres. On n’est jamais soi tout seul. Et il n’y a qu’autrui pour nous révéler à nous-mêmes. C’est comme s’il y avait eu des graines en moi que ce théâtre a fait germer.
Je pourrais continuer sans fin cette lettre, sur ce que tu m’as apporté par ton travail et tout ce qui se passe dans ce théâtre, le fait que je puisse allier mes convictions sur l’éducation populaire en lien avec l’art, travaillant pour réunir les 2 secteurs au lieu de contribuer à creuser le fossé institué.
J’aime cette grande maison ouverte à tous, le rêve du théâtre populaire sans élite touché des doigts, l’héritage des Fédérés revendiqué, l’héritage d’un théâtre qui croyait en la démocratisation culturelle, on ne sait plus très bien si elle peut exister mais on sait qu’on peut revendiquer un théâtre et l’art en général qui peut toucher chacun·e, par l’émotion et la réflexion pour un monde meilleur. J’aime l’engagement politique de ce lieu. Il aura nourri ma réflexion sur la société, ce monde d’aujourd’hui bizarre et complexe, l’aura portée plus loin. Parfois je deviens pessimiste sur l’avenir du monde mais je peux dire que dans ce théâtre, on aura contribué par d’infimes tentatives, par des touches de couleurs, par des spectacles et leurs autours, par ce qui sortait aussi du théâtre, à poser chacun·e notre pierre à l’édifice d’un monde plus beau. J’en suis sûre. Si le travail ne contribue pas à nourrir des convictions avec lesquelles on tombe en accord chaque jour, si le travail ne contribue pas à porter ce que l’on croit plus haut, je ne vois pas trop l’intérêt, sinon pour la survie. On survit parfois à d’autres endroits, on vit surtout et comme tu le rappelais dans les Variations amoureuses « j’ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j’ai aimé. C’est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui » [George Sand].
À bientôt.
Cécile – août 2019
N.B. : à la fin de la saison dernière, Cécile Dureux a décidé de quitter son poste de chargée des relations avec les publics au théâtre des Îlets. Nous étions arrivées ensemble dans ce théâtre. Je venais d’ailleurs, Cécile avait grandi et travaillé de nombreuses années à Montluçon. Elle est partie pour tenter de réaliser ses propres rêves artistiques. Au mois d’août, elle glissa une lettre sous la porte de ma maison. Je lui ai demandé la permission de la publier ici en partie. Nous en avons ôté ensemble ce qui était d’ordre trop personnel. J’ai eu envie de partager cette lettre, parce que, en tant que vice-présidente de l’ACDN, on me questionne souvent sur ce vieux serpent de mer qu’est « la crise dans les CDN », notamment les relations avec les équipes, et parce qu’il est délicat et ennuyeux, au bout d’un moment, de devoir toujours parler, en tant que directrice, au nom d’une équipe. Parce qu’il m’a semblé que cette lettre, qui m’était à l’origine destinée, pouvait parler à beaucoup de monde. Parce qu’elle éclaire, de façon belle et simple, ce qu’est un théâtre de création sur un territoire comme celui de Montluçon, sur la force et l’engagement qu’y déploient les équipes. Parce qu’elle dit des choses importantes, je crois, sur le travail, la vie, l’art, les territoires, notre attachement à ce lieu et à cette région, et sur ce qu’est, fondamentalement, aujourd’hui, la décentralisation dramatique. Carole Thibaut – novembre 2019