jusqu'au 17 avril 2020
Lettre au public
Cher·ère·s ami·e·s du théâtre des Îlets,
Cher·ère·s spectateurs et spectatrices,
La fin de cette période de confinement approche.
Voici près de deux mois que nous sommes les un·e·s les autres « resté·e·s chez nous », sauf celles et ceux qui soignent, et toutes celles et ceux dont le travail, souvent mal considéré, est apparu comme essentiel à notre survie de tous les jours, à la marche minimale de notre société.
Nous pensons à celles et ceux d’entre vous qui ont dû demeurer loin d’un parent ou d’un·e ami·e fragile ou malade, ou qui n’ont pu bercer ensemble un peu de leur douleur à la disparition d’un·e des leurs. Nous pensons aussi, le cœur serré, à celles et ceux, petit·e·s et grand·e·s, enfermé·e·s tout ce temps dans des environnements néfastes ou violents. Nous pensons aussi aux enfants dont cette traversée va marquer les jeunes années et à jamais le regard sur le monde, aux parents qui doivent encore composer avec les devoirs, le télétravail et souvent la précarité économique.
Et puis, nous pensons à notre famille de cœur et de métier, à tout·e·s les artistes et technicien·ne·s qui ont vu leurs projets s’arrêter net, à celles et ceux qui avaient engagé le travail de plusieurs années sur les festivals de cet été, ou qui ont vu, comme nous, les représentations de leurs spectacles annulées, à toutes celles et ceux privé·e·s de leurs engagements, de leur travail, du minimum requis pour leur survie, à l’avenir, pour beaucoup, incertain, dans ce milieu déjà si fragile et précaire en temps normal.
Nous avons tenté, à notre niveau, depuis le 14 mars, de palier au maximum au risque de précarisation des artistes et technicien·ne·s avec lesquel·le·s nous travaillons tout au long de l’année, en assurant la continuité de leurs rémunérations ainsi que le paiement des représentations annulées.
L’équipe permanente du théâtre des Îlets, dont une partie s’est retrouvée en chômage partiel suivant les préconisations du gouvernement, est restée et reste mobilisée en télétravail ou sur site en fonction des besoins et des missions de chacun·e.
Nous avons souhaité, durant toutes ces semaines, maintenir le lien avec vous, malgré tout, à travers la mise en ligne en accès libre des textes et des vidéos de certains spectacles, des « Rencontres au bistrot », ainsi que deux créations sonores de textes pour petit·e·s et grand·e·s, réalisées par la Jeune Troupe depuis la maison où il et elles étaient confiné·es.
Nous avons été dans l’obligation d’annuler tous les spectacles prévus au théâtre jusqu’à la fin de la saison : La Faculté des rêves en avril, Le Monde renversé en mai. Quant à SCELŬS de Solenn Denis, prévu en mars, dont nous avons accompagné et soutenu la création, nous avons pu le reporter au mois de mars de la saison prochaine. Idem pour Neuf mouvements pour une cavale, de Guillaume Cayet, dont la tournée dans les fermes est repoussée au printemps prochain, avec la possibilité de le découvrir dès l’automne au théâtre (ça fait partie des surprises qu’on vous prépare pour la saison prochaine !).
Nous avons dû aussi annuler notre fête de saison traditionnelle, avec lampions, friterie, bal, surprises artistiques et foire aux sorcières, prévue le 6 juin.
Mais nous ne voulions ni ne pouvions terminer la saison ainsi, sur des annulations en cascade, avec toutes les incertitudes qui accompagnent la projection de la rentrée 2020/21, avec toute la tristesse qui accompagne ce printemps, et en se résolvant à faire seulement le constat de notre impuissance.
Dès le 15 mai, la Jeune Troupe, sous la direction de Fanny Zeller, reprendra les répétitions de En voiture Simone ! pour la camionnette des marchés, à partir des textes que Mohamed Rouabhi a continué à écrire durant cette période, ainsi que celles de Un endroit où aller de Gilles Granouillet. Ces deux opus seront prêts à sortir dès le mois de juin.
Nous espérons avoir l’autorisation de les jouer dès le 15 juin, en extérieur, et avons prévu d’installer à cette date, adossés aux murs du théâtre, le décor d’Un endroit où aller et la camionnette jaune et rouge du théâtre, et de jouer ainsi chaque jour pour 15 spectateur·trice·s minimum, dans le strict respect de toutes les consignes sanitaires.
Nous proposerons également d’autres formes, notamment des lectures, toujours en extérieur, pour petit·e·s et grand·e·s.
Nous vous communiquerons tout début juin les dates et horaires de ces rendez-vous, tous gratuits. Nous vous demanderons simplement de réserver absolument et de veiller à annuler votre réservation si vous ne pouviez pas venir, à cause des jauges extrêmement limitées auxquelles nous serons tenu·e·s.
Nous n’avons jamais eu autant besoin de nous retrouver, même masqué·e·s, même à distance les un·e·s des autres, autour d’une parole poétique, d’un acte imaginaire et artistique et de la rencontre humaine et singulière que cela met en jeu.
Nous sommes convaincu·e·s, avec toute l’humilité requise de notre position au regard de la crise que traverse aujourd’hui notre société, mais aussi à cause d’elle, que l’art vivant est essentiel à ces temps étranges et douloureux. Ainsi, pour vous, pour nous, aussi évidemment que le·la boulanger·ère continue à faire son pain, nous continuerons à œuvrer dans les cadres qui nous seront impartis.
Ainsi les spectacles et lectures du CDN se joueront partout où il nous sera possible de les présenter : non seulement adossés aux murs du théâtre, mais aussi dans les villages, dans les petites médiathèques de campagne, sur les marchés, dans les cours des écoles, si nous en avons l’autorisation. Et cela, dans le respect des règles sanitaires et de notre sécurité à toutes et tous.
Et si vous ne pouvez ou ne souhaitez pas venir pour le moment, vous saurez que quelque part, pas loin, aux Îlets ou ailleurs, un peu de théâtre existe, et ce sera déjà quelque chose de penser cela.
Nous souhaitons également vous convier à un weekend de retrouvailles avant le début des vacances d’été, les 4 et 5 juillet, pour vivre quelques rencontres particulières avec des artistes. Ils et elles auront préparé pour vous des petits moments artistiques, dont vous serez le·la destinataire et le public privilégié·e·s. Par tous petits groupes de 2 à 8 personnes, vous recevrez une invitation avec un horaire précis pour vous rendre aux Îlets. Il vous suffira de vous inscrire pour l’un ou l’autre jour. Là vous serez guidé·e·s dans une balade artistique en extérieur au fil de 3 propositions artistiques de 10 min chacune environ, à l’issue de laquelle nous vous offrirons, comme une petite fenêtre ouverte sur l’avenir, un avant-goût de la saison prochaine. Là aussi nous vous en dirons plus en juin.
Et puis, bien sûr, nous travaillons activement à la saison 2020/21 et plus largement à l’avenir.
Nous ne sommes pas insouciant·e·s ni inconscient·e·s des difficultés qui vont accompagner et suivre cette pandémie dans les mois à venir et sans doute les années. Cette crise fait éclater en pleine lumière bien des failles de notre société, et les artistes, depuis la précarité dans laquelle ils et elles sont violemment plongé·e·s pour la plupart en ce moment, sont dans la nécessité tout autant que dans le désir de se saisir à pleines brassées des questions qu’elle soulève.
Nous sommes habitué·e·s à recevoir de plein fouet les effets directs ou indirects de toutes les crises sociales, économiques, culturelles, que la société traverse, et nous avons appris à vivre avec. Nous sommes malheureusement aguerri·e·s à l’exercice de la survie économique, et à inventer et nous ré-inventer sans cesse avec les mouvements du monde. Nous sommes dur·e·s à la tâche et résistant·e·s, parce que notre arme, pour reprendre certaines métaphores guerrières, est l’imaginaire, les puissances de l’esprit. Et nous saurons, puisque c’est le cœur même de ce que nous sommes, être créatifs, forces de propositions, en actes, toujours.
En ce moment nous échangeons, entre artistes, entre lieux, entre équipes, sur le présent et l’avenir, nous réfléchissons activement et concrètement à la façon dont chacune et chacun, à nos endroits, avec nos histoires et singularités particulières, et celles des territoires sur lesquels nous vivons, allons pouvoir non seulement nous adapter à ce qui est et va être la saison prochaine et dans les années à venir, mais aussi nous en saisir pleinement, pour continuer à créer, à inventer, à imaginer. Avec vous.
Nous demandons seulement qu’on nous laisse continuer à travailler, pour cela. Qu’on nous donne les moyens de pouvoir continuer à faire ce que nous avons toujours fait : penser et mettre en actes vivants la société d’aujourd’hui et de demain, convoquer les puissances de l’imaginaire, du symbolique, faire récit de ce qui est et vient, pour lutter contre la sidération et l’isolement, pour nous permettre à toutes et tous de nous saisir au mieux, pour rêver et porter le présent et l’avenir.
Nous savons que nous ne nous sommes pas seul·e·s, que vous êtes nombreuses et nombreux en ce moment à réfléchir, à échanger, à tenter de penser et construire avec ce qui arrive. Et c’est cela que nous voulions avant tout vous dire, à travers cette longue lettre, c’est ce qui donne sens à tout, à ce que nous faisons comme à ce que nous sommes : nous avons hâte de vous retrouver pour pouvoir, ensemble, imaginer, espérer, inventer, et penser le présent et l’avenir, afin de les rendre possibles, vivants, humains, meilleurs.
Carole Thibaut et toute l’équipe du théâtre des Îlets